Quelques lignes pour faire suite à un échange que nous avons eu avec Yann ce jeudi 9 décembre

Cet échange s’est appuyé dans un premier temps sur deux expériences d’APP que j’ai relatées et sur une métaphore de Pierre Lévy (voir ci-dessous, extrait de mon article « Intelligence collective et analyse de pratique : six dynamiques mobilisées » dans lequel je le cite).

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Différents objets émergent lors d’une séance d’APP, à partir des situations et des pratiques peuvent être apportés par les participants. Parmi ceux-ci, j’ai évoqué que l’angle de vue, le rapport que l’on a, chacun et chacune dans le groupe, avec ce qui est exposé… comme avec sa propre pratique… peut devenir objet, conscientisé et… travaillé en commun.

Cette génération de matériau peut être constitutive du dispositif, comme dans  ARPPEGE.

Mais elle peut se faire de manière très diverse, dans toute APP… et dès le début pratiquement.

Par exemple, dans une première APP relatée, j’ai proposé, suite aux souhaits des participants de pouvoir se sentir relié durant l’APP, que chacun et chacune choisisse un angle de vue privilégié, conscientisé durant l’écoute du récit et le temps de questions-réponses avec l’exposant. Puis la partage d’éclairages et d’analyse a été développé en explicitant ses angles de vue et en les incluant dans le travail d’analyse.

Dans une autre APP, l’exposante souhaitait avant tout entendre des idées de moyens d’action concrète… j’ai proposé que l’on identifie les paramètres, les critères qui pourraient être pris en compte dans le choix des actions que l’exposante pourrait éventuellement mettre en œuvre… dans le groupe, une vingtaine de ces paramètres/critères ont été évoqués et progressivement, dans le partage, diverses représentations, différentes façons de considérer la question posée sont apparues, d’abord incidemment… puis de plus en plus conscientisées par différents participants… jusqu’à ce que l’exposante évoque, dans son retour, aux termes de ce partage, que son rapport à sa question s’était peu à peu complètement modifié (elle n’avait plus besoin de moyens d’action concrète parce qu’elle voyait le défi auquel elle faisait face tout autrement, comme un processus à enclencher et déployer pas à pas). Personne dans le groupe n’a évoqué ce que l’exposante a exprimé en retour… chacun.e était en fait en réflexion sur son rapport à la situation et à sa propre pratique… mais c’est cela qui était aussi présent en filigrane dans les partages sur les paramètres et critères qui pourraient être à prendre en compte.

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Si je reviens à la métaphore du ballon comme objet-lien (proposée par Pierre Lévy en rapport avec un jeu tel que le football ou le rugby) : dans l’APP, la balle initialement apportée par l’exposante circule dans le groupe… au fur et à mesure, elle se transforme de par la manière dont elle circule et dont se développent les échanges… Elle va déjà notamment grandir… avec la mutualisation. Elle prend d’autres couleurs, d’autres aspects, d’autres formes…

et cette évolution peut être stimulée à la fois par

– ce qui est exprimé dans le groupe,

– l’écoute et les résonances mutuelles

– par un temps méta (pour des réflexions individuelles, pour une conscientisation de ce qui est en train de se passer au sein du groupe, pour une régulation éventuelle, etc.)

– comme par une ou l’autre consigne d’animation qui invite par exemple les participants à s’interroger sur un aspect particulier, à élargir leur regard – ou approfondir quelque chose –

… ou encore, comme dans la première APP précitée, à choisir un angle de vue privilégié, ou dans la seconde APP évoquée ci-dessus, à orienter dans une direction choisie la réflexion (penser non pas à des moyens d’action, mais à des paramètres et critères qui gagneraient à être pris en compte).

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Par ailleurs, et c’est là que cela devient encore plus intéressant, ce qui émerge, c’est aussi des changements au niveau du rapport à la balle et de la vision des choses ainsi que de la conscience de la manière dont cette vision des choses peut s’affiner, s’élargir, évoluer, etc.

On retrouve bien sûr cela dans la notion travaillée dans le dispositif ARPPEGE des décalages (renforcement, déplacement, transformation).

En reprenant la métaphore de la balle comme objet-lien… progressivement, d’abord incidemment ou de manière individuelle puis, de manière partagée, c’est comme si la balle prend une nouvelle dimension (passage à la 4D) pour rester dans l’analogie…
On pourrait dire aussi qu’une nouvelle balle circule en même temps que la première, et que les deux évoluent, se transforment en lien l’une avec l’autre, au fur et à mesure où elles circulent et/ou les dynamiques d’intelligence collective sont mobilisées.

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En termes d’animation, cela signifie que l’on peut catalyser cette ouverture vers cette nouvelle dimension… réflexive… en même temps que les dynamiques relationnelles et travailler simultanément (et en synergie) plusieurs objets-liens.

Yann a évoqué durant notre échange l’interaction entre l’espace et le temps… ce qui fait sens, ce n’est pas l’un ou l’autre séparé… mais c’est leur lien… et la vitesse en fin de compte.

De même, ce qui fait sens, dans une perspective de travail d’APP en IC, c’est le lien entre les deux balles… et les émergences qui peuvent se produire à mesure que les balles circulent… Noubel (voir extrait ci-dessous) parle de l’importance de l’objet-lien comme catalyseur d’IC.

En APP, on peut évoquer l’idée que l’IC est catalysée par le travail en interaction entre les deux objets-liens évoqués…
et la compétence collective à les travailler ensemble… ainsi que la conscience collective des processus à l’œuvre (= dynamique d’IC que j’ai identifiée dans mon texte précité) viennent renforcer/amplifier ce mouvement catalytique…

À suivre…

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Extrait de : https://www.analysedepratique.org/?p=3048

3.2. Co-élaboration de focus d’analyse en lien avec la pratique

« Soit un match de football ou de rugby. […] La mise en synergie spontanée des compétences et des actions n’est possible que grâce au ballon. […] Les joueurs font du ballon à la fois un index tournant entre les sujets individuels, un vecteur qui permet à chacun de désigner chacun, et l’objet principal, le lien dynamique du sujet collectif. On considérera le ballon comme un prototype de l’objet-lien, de l’objet catalyseur d’intelligence collective. »

Pierre Lévy

Une deuxième dynamique qui ressort de l’étude effectuée concerne l’objet sur lequel se développe l’intelligence collective. En APP, la pratique analysée « focalise l’attention de tous. Elle devient objet concret pour l’analyse et le développement de l’intelligence collective, qui s’en trouve facilitée. » (Thiébaud, 2013, p. 65). Ce focus central aide chacun à travailler au diapason afin de déplier la complexité et construire une compréhension de la pratique exposée. Les participants, pour pouvoir œuvrer ensemble, ont besoin d’identifier clairement en collectif cet « objet – lien ». Dans les observations effectuées, il apparaît à plusieurs moments que certains participants se perdent parce qu’ils sont dans le flou concernant le focus d’analyse. Le groupe manifeste de l’intelligence collective en cherchant à préciser ensemble ce qui est objet d’analyse, sans le réduire pour autant. Or, il ne s’agit pas d’une balle physique que chacun peut voir de manière identique. L’objet d’analyse se construit avec les représentations variées de tous les participants.  Il est d’autant plus porteur de potentialités d’émergence d’intelligence collective que son identification prend en compte les subjectivités, la singularité et la complexité de la pratique.

Quels processus sont mobilisés ?

Ce travail collectif présente des similitudes avec la première dynamique évoquée dans la mesure où il procède par le partage et le développement des représentations et des concertations. Cependant, ici, c’est le focus d’analyse qui est concerné plutôt que le sens de l’APP. Cela se manifeste de plusieurs manières. Tout d’abord, avec la clarification de la demande de l’exposant au groupe : elle peut être facilitée notamment par des reformulations de la part des différents membres. Celles-ci varient souvent d’une personne à l’autre. Avec les questions, elles aident l’exposant à aller plus loin dans ses souvenirs, son ressenti, l’exploration de sa pratique. Progressivement, les membres du groupe développent de nouvelles représentations, revisitent leurs compréhensions, les mettent en regard. Une concertation émerge concernant l’objet d’analyse. Ce dernier évolue par ailleurs en partie au fil de la séance, avec le récit, les questions posées par les participants et les nouvelles informations apportées par l’exposant. L’intelligence collective prend forme au fur et à mesure que le groupe reclarifie, avec l’exposant, la compréhension partagée de ce qui est analysé. Parfois, la concertation porte sur l’amplitude de l’analyse (« grand angle » ou « zoom rapproché »). D’autres fois, sur des priorités, lorsqu’apparaissent plusieurs objets d’analyse.

Quelles plus-values ?


Ce travail collectif a différents effets. Un focus commun, tout en étant complexe, donne un support pour l’élaboration d’une analyse en intelligence collective. Noubel (2007) parle de l’importance de l’« objet-lien en circulation » comme catalyseur d’intelligence collective. Il aide les membres du groupe à trouver leur diapason. Il les conduit parfois à élargir leur vision de l’objet d’analyse d’une manière nouvelle. Cela impacte ensuite la production d’hypothèses de compréhension et de divers éclairages sur la pratique exposée. Par ailleurs, cette convergence de l’attention génère à la fois une forme de décentration chez chacun (par rapport à soi, son vécu, son système de représentations) et une forme de concentration de l’énergie collective. Il apparaît aussi que la reclarification avec l’exposant du focus d’analyse à chaque étape de l’APP a un effet d’organisation du travail commun.

Qu’est-ce qui est facilitant ?

Une telle co-élaboration ne va pas de soi. Pour les participants des groupes étudiés, elle est facilitée notamment par le sens développé et partagé de l’APP ; par les règles qui ont pu être définies et que l’animateur va rappeler au besoin ; par la circulation de la parole entre tous ; et par la communication avec l’exposant, invité à explorer et clarifier au fur et à mesure sa demande et les différentes facettes de sa pratique. Une écoute réciproque et une ouverture à chercher et construire ensemble sont également requises.

 

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