Ce document présente les 2 passages de l’édition de 2015 de l’ouvrage Construire une pratique réflexive (Vacher, 2015) dans lesquels des dynamiques d’émergence de l’intelligence collective sont potentiellement présentes ou évoquées. L’usage du terme n’est cependant pas présents mais, l’on retrouve derrière le terme co-construction, des éléments communs avec la définition de Thiébaud et Vacher 2018.
Les éléments relatifs à l’amélioration des capacités de communication sont à mettre en lien avec l’article présent sur ce site : Vacher, Y. (2018). Dynamiques d’interaction et intelligence collective en APP : un regard sur la communication. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 51-74. http://www.analysedepratique.org/?p=3046.
Extraits :
Page 152-155 et tableaux pages 164 à 167
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- 1.2. Modification de la dynamique sociale : vers la co-construction et le travail d’équipe
L’étude des comportements et attitudes observés lors des deux années d’expérimentation servira à mettre en évidence les modifications de la dynamique collective et individuelle constatées. Ces modifications portent sur plusieurs dimensions, séparées pour l’analyse, mais s’inscrivant dans une cohérence de profil global. Trois évolutions seront ainsi traitées : les transformations de mode de communication, la transformation du regard sur autrui et l’augmentation de l’engagement individuel.
Mode de communication : une augmentation de la capacité à travailler en équipe
Nous avions émis l’hypothèse de la possibilité du développement de la pratique réflexive à travers l’augmentation des capacités au travail en équipe. La qualité de l’écoute et de la prise de parole apparaissait en ce sens au centre de cette capacité et l’étude de ces éléments est un révélateur potentiel de la transformation de cette capacité générale (Rey, Carette, Defrance et Kahn, 2006). De façon globale, le dispositif permet une transformation des modes de communication qui s’inscrit dans le sens de l’amélioration de la capacité au travail en équipe. Cette appréciation se fonde sur les éléments suivants.
Alors que l’on constate lors des deux premières séances (dominante séance 1 pour année 2) que le mode de communication est réactif (parole coupée, discussion en parallèle), le palier suivant (séances 2 et 3) laisse place à une augmentation de l’attention à la parole d’autrui. Cet effet du dispositif est assez net et se trouve illustré et validé par un phénomène apparu aux séances 2 et 3 de la première année. Une participante absente à la première séance se retrouve en décalage de construction des modes de communication ; ses interventions sont systématiquement sur le mode réactif alors que, lors de la séance 3, les autres participants ont déjà dépassé ce mode. Lors de la phase méta, ces autres participants, conscients du phénomène, vont amener l’échange sur ce terrain en faisant part du décalage qu’ils ont perçu entre les niveaux d’engagement dans la communication. Bien qu’elles ne portent que sur un cas, il nous semble que ces postures sont révélatrices des transformations et l’on constatera que lors de la séance 4 cette participante adoptera les modes de communication du stade suivant. Dans ce palier, la parole n’est plus coupée, mais cette attitude semble temporairement découler d’une augmentation du respect en tant que valeur sociale et non encore en tant qu’élément de valorisation de la réflexion commune. Cependant dès ce stade, le respect, permettant une augmentation de la capacité d’écoute, participe déjà à l’augmentation de la capacité à travailler en équipe. L’échange suivant matérialise ce type de respect qui se développe :
Participant 2 laisse un blanc après une réponse longue et plusieurs mini relances de sa question puis reprend la parole « alors… » et s’inter rompt en voyant que (P3) va s’engager (doigt levé et buste s’avançant). P3 précise « ah non termine ».
P2 « non ce n’était pas une remarque, c’était juste pour poser une question sur ce qu’elle venait de rajouter, tu veux poser ta question ? »
P3 « non, non, non finis ».
Le respect de l’autre est ici incarné par l’intention empathique qui se traduit par une écoute/observation de l’attitude de l’autre (posture d’engagement, doigt levé…). Ce « souci de l’autre » participe à l’augmentation des interactions constructives même s’il n’est pas porteur en lui de ces contenus.
Le palier suivant matérialise le passage à un mode de communication collaboratif aboutissant à la possibilité d’une co-construction. On voit apparaître de nombreux indicateurs de la transformation de la prise de parole et de l’écoute. Par exemple, alors que les prises de notes sont quasiment inexistantes lors des deux premières séances, ces dernières apparaissent lors des séances suivantes. C’est tout d’abord lors de la phase de récit (phase 1) puis de questionnement de l’exposant (phase 3) que ces prises de notes se systématisent pour la majorité des participants. Au départ, elles concernent les réponses fournies à ses propres questions puis elles s’étendent lors des séances 4 et 5 à l’ensemble des réponses produites. Parfois (rarement) les prises de notes sont aussi déclenchées par les questions posées. Cette transformation importante des prises de notes témoigne de deux capacités nouvelles : d’une part il s’agit d’un nouveau pouvoir de formalisation de l’analyse et d’autre part du développement d’une écoute que nous avions qualifiée de compréhensive. Cette écoute est aussi multiréfléchie si l’on ajoute la capacité à rebondir (écrire) à partir de l’interrogation des autres.
L’exemple des prises de notes n’est pas le seul à incarner la transformation des modes de communication. On constate par exemple qu’au mode réactif de réponse, les exposants substituent un mode de prise de parole que nous avions qualifié de compréhensible et constructive. Ce mode se traduit par des reformulations spontanées de leur réponse lors de la phase de questionnement (phase 3) ou des formules du type « ce que je veux dire, c’est que … » lors des phases d’échange (phases 6, 7 ou 8). Ces reformulations font suite à des prises d’informations sur l’attitude des interlocuteurs (attitude d’approbation, d’interrogation…) et ne sont plus sur le mode réactif de la justification. Nous avions en effet constaté l’usage de ce type de formules lors des premières séances, mais elles étaient intégrées à une prise de parole sans interruption ni prise d’information sur autrui. À ce stade initial, ces phrases semblaient viser une justification plutôt qu’une explication et une clarification pour soi même plutôt que le désir d’être compris voir éclairé par l’autre.
Le stade constructif se traduit aussi par des interpellations sur les intentions des interlocuteurs du type «si j’ai bien compris, tu veux dire que… ». Ces formules attestent du souci de prendre en compte la construction de la compréhension d’autrui et témoignent du dépassement de la recherche de justifications, qui est centrée sur son propre mode d’explication et non pas comme ici sur la construction de l’autre participant. Dans le même sens, nous constatons que pour environ la moitié des participants lors des dernières séances (S5 année 1 et 2l8 le participant qui a la parole intègre des temps morts de façon à laisser le temps de terminer la prise de note en cours. On constate ainsi nettement que la reprise de parole s’effectue au moment où les écritures se terminent et que les attitudes témoignent de la reprise de l’écoute (signe de la main, orientation de la tête, du regard…).
Enfin, un dernier indicateur témoigne de ces transformations du mode de communication, il est relatif à la neutralisation des questions. Alors que l’on constate lors des deux premières séances la présence de questions pouvant être interprétées comme des conseils implicites, les séances 3 et 4 marquent la fin de ces apparitions. Progressivement (dès la séance 3 puis majoritairement en séances 4 et 5) on voit apparaître des phases de reformulation des questions dans le but double de ne pas nuire (fonction respect, processus empathique) et d’ouvrir le questionnement (ne pas induire une réponse attendue). Les inter ventions suivantes sont représentatives de ce type de préoccupation:
P2 : « J’ai une question, mais je vais d’abord la neutraliser. »
Ou encore la séquence suivante :
P1 « Alors moi j’ai une question, mais je ne sais pas du tout comment la formuler », elle réfléchit 10 secondes puis se lance « vois-tu une différence entre “manque de liberté avec les élèves” et “être trop maternel avec les élèves”? ».
Ces deux interventions témoignent du dépassement du mode réactif et du passage au mode empathique et coconstructif. La mention explicite au processus de réflexivité «je vais d’abord » ou le temps de réflexion pris illustrent le passage à la pratique réflexive inscrite ici dans les objectifs interdépendants de développement de la capacité de réflexion et celle de travail en équipe. On notera d’ailleurs que ce mode de fonctionnement n’est pas individuel, en effet dans cet exemple, lors du temps de la réflexion pris par la participante, aucun autre participant n’en profite pour prendre la parole et chacun respecte le silence pour laisser la possibilité de reformuler et neutraliser la question. En fin de dispositif, le nombre important de questions et l’absence de reformulation annoncée marquent l’intégration du réflexe de neutralisation. Il nous semble que cette capacité nouvelle du fait de ces deux fonctions (respect et construction) participe à l’amélioration du travail en équipe. Cette amélioration se traduit aussi dans nos résultats par l’augmentation de l’engagement de chaque participant et du groupe.”
Extraits des Tableaux résumant les évolutions par palier des participants dans le dispositifs ARPPEGE. Les paliers 3 des deux tableaux (en bleu) peuvent être des témoignages de présence de dynamique d’intelligence collective.
Tableau 5.5. Etapes et contenus de l’évolution générale des profils, année 2007-2008
| Etape d’évolution | Attentes stagiaires | Comportements et attitudes observables | Stratégies d’Analyse | Stratégie de questionnement | Acquis professionnel | Séance d’apparition |
|
Représentation et profils initiaux |
– Compréhension des causes simples en vue de réponses simples |
– Participe « pour voir » (tension négative) – Demande de solutions – Doute sur l’intérêt de limiter à la compréhension – Réactif parole coupée – Questionnement inorganisé |
– Linéaire cause-effet – Micro structure chronologique – Juxtaposition des hypothèses |
– Réactive, préoccupation du moment ou point unique évident |
– Fonctionnement réactif dans l’urgence et volonté de se sécuriser.
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S1 |
| 1er palier Arppege | – Compréhension des causes complexes en vue de réponses simples |
– Adhésion au dispositif (remarque, détente S3) – Acceptation de l’intérêt de la compréhension complexe – Maintien de la demande de solutions – Ecoute mais encore quelques réactions incontrôlées – Prises de parole inégales – Questionnement approfondi mais dans un seul registre |
– Systémique mais nombre de registre limité (2 ou 3) – Systémique basée sur micro structure chronologique |
– Registres limités mais épuisement d’un champ dans le questionnement |
– Acceptation des difficultés professionnelles – Analyse multiréfléchie réduite – Analyse systémique chronologique |
S2-S3 |
| 2ème palier Arppege |
– Compréhension des causes complexes – Construction d’un cadre d’analyse de référence le temps de la séance |
– Recherche de l’échange pour construire – Demande de cadres d’analyse – Respect de la parole – Prise de parole partagée – Questionnement approfondi de plusieurs registres |
– Systémique nombre de registre en augmentation (4 ou 5) – Systémique, équilibre entre les micro-structures chronologiques et les boucles d’influences rétroactives ou réciproques |
– Questionnent en fonction des réponses précédentes apportées par l’exposant ou – Suivent une progression dans la précision de leurs interrogations |
– Relativisation des difficultés professionnelles – Acceptation de la démaîtrise – Augmentation des capacités à travailler en groupe (écoute, prise de parole, mutualisation dans l’échange) – Analyse multiréfléchie et systémique mais ampleur limitée |
S3-S4 |
| 3ème palier Arppege |
– Demande d’échange et de mutualisation pour mise en perspective critique des différents cadres d’analyse – Développement des capacités d’écoute et de prise de parole |
– Expérimentation de différents cadres de compréhension : questionnement, critique (interpellation constructive) – Prise de parole encouragée – Relance et approfondissement des interrogations – Gestion du questionnement en fonction d’une stratégie globale de compréhension – Apparition de prises de conscience soudaines |
– Dominante des influences réciproques et rétroactives – Choix d’évaluation de l’importance des influences permettant la conception de plusieurs modèles d’analyse systémique, comparés, critiqués. |
– Le questionnement se structure autour de séries cohérentes de 4 à 5 questions (Selon les 2 stratégies du palier précédent) puis lorsque le participant semble avoir les informations pour comprendre il change changement de domaine de questionnement. |
– Impulsion de stratégies collectives de travail type APP, perspective d’innovation. – Régulation des échanges collectifs et individuels (classes, parent, élève, équipe disciplinaire, inter catégoriel, transdisciplinaire…) – Analyse multiréfléchie et systémique large – Bien-être professionnel |
S5 |
NB : Le niveau 3 ne semble avoir été stabilisé que par une participante et le niveau initial n’était globalement que celui de trois des cinq participants
Tableau 5.6. Etapes et contenus de l’évolution générale des profils, année 2008-2009
| Etape d’évolution | Attentes stagiaires | Comportements et attitudes observables | Stratégies d’Analyse | Stratégie de questionnement | Acquis professionnel | Séance d’apparition |
| Représentation et profil initiaux | – Compréhension des causes simples |
– Participe avec curiosité (tension positive) – Réactif parole coupée (Phase 3 et 6 principalement) – Questionnement organisé pré établi sans profondeur |
– Volonté mais impossibilité de renter dans une lecture systémique – Juxtaposition des hypothèses |
– Questionnement factuel organisé par la question précédente ou la réponse précédente |
– Fonctionnement ouvert (expérimentation) mais sans outil pour pouvoir le gérer
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S1 |
| 1er palier Arppege | – Compréhension des causes complexes en vue d’une modification de l’intervention à différentes échéances |
– Adhésion au dispositif (remarque, détente) – Acceptation de l’intérêt de la compréhension complexe – Maintien de la demande de solutions (phase 8) mais acceptation de son absence – Ecoute mais encore quelques réactions incontrôlées (1 participante) – Prise de parole inégale – Questionnement diffus ou approfondi mais principalement dans un seul registre |
– Systémique basée sur micro structure chronologique et portant sur 2 ou 3 registres. |
– Champs limités et épuisement rapide du questionnement – Rebond sur autres registre après ouverture par l’animateur |
– Acceptation des difficultés professionnelles en tant qu’objet de transformation – Analyse multiréfléchie non consciente et limitée – Analyse systémique limitée à une vision chronologique – Régulation autonome dans cadre du dispositif, de ce groupe et du respect des règles. |
S2 |
| 2ème palier Arppege |
– Compréhension des causes complexes – Construction d’un cadre d’analyse de référence
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– Recherche de l’échange pour construire – Questionnement approfondi de plusieurs registres – Régression sur les modes d’échanges du fait de l’ouverture de la réflexion – Verbalisation sur la diversité des profils mais pas de recherche de compréhension du profil de l’autre. Seule la phase 6 oblige à ce comportement qui est au départ absent puis désorganisé et enfin construit. – Apparition de prises de conscience soudaines |
– Systémique nombre de registre en augmentation (4 ou 5) – Systémique, équilibre entre les micro-structures chronologiques et les boucles d’influences rétroactives ou réciproques |
– Questionnent en fonction des réponses précédentes apportées par l’exposant ou – Suivent une progression dans la précision de leurs interrogations quelques mini relances non réactives. |
– Relativisation des difficultés professionnelles – Acceptation de la démaîtrise – Amélioration du contenu de l’écoute – Analyse multiréfléchie et systémique mais ampleur limitée |
S3 |
| 3ème palier Arppege |
– Demande d’échanges et de mutualisation pour mise en perspective critique des différents cadres d’analyse
-Demande de volume pour s’approprier la méthode et approfondir les cadres d’analyse |
– Questionnement, critique (interpellation constructive) – Prise de parole encouragée – Relance et approfondissement des interrogations – Gestion du questionnement en fonction d’une stratégie globale de compréhension – La richesse du réseau témoigne du changement de statut de l’autre qui est désormais conçu comme un moyen d’enrichissement potentiel mais ce dans le respect de cet autrui = acteur Co constructeur – Augmentation du nombre des prises de conscience soudaines |
– Dominante des influences réciproques et rétroactives – Choix d’évaluation de l’importance des influences permettant la conception de plusieurs modèles d’analyse systémique, comparés, critiqués. – Capacité spontanée mais inorganisée à la méta-analyse – Centration prioritaire de l’analyse sur l’enseignant. |
– Le questionnement se structure autour de séries cohérentes dont l’approfondissement par mini relances. Lorsque le participant semble avoir les informations pour comprendre il change alors de domaine de questionnement. – Différents niveaux à l’intérieur d’un registre sont envisagés |
– Impulsion de stratégies collectives de travail type APP, perspective d’innovation (mémoire professionnel 2 sur 4). – Analyse multiréfléchie et systémique systématique – Augmentation du bien-être professionnel par le biais de l’entrée raisonnée dans la complexité |
S4-S5 |
NB 1: comme pour l’année précédente, la lecture par ligne n’est pas toujours significative de tous les profils de participants, certains pouvant connaître des décalages entre les demandes, les comportements et les stratégies mises en œuvre
NB2 : Le niveau 3 semble avoir été atteint par trois des quatre participantes et le niveau initial était globalement celui des quatre participantes
Plein de pistes intéressantes à développer / reprendre dans d’autres dispositifs de travail au niveau de l’évolution des registres de communication mobilisés.
Cela me semble assez fortement en lien avec la question : comment se développent des compétences collectives pour un travail en IC.
D’autres questions qui me viennent à l’esprit :
Comment relier ces observations et études portant sur les registres mobilisés par chaque participant avec une étude portant sur les dynamiques collectives ?
Comment les participants s’influencent-elles, s’encouragent-elles, se portent-elles stimulation pour évoluer dans leur communication (individuellement et collectivement) ?
Comment différents éléments du dispositif et de son animation sont-ils catalyseurs des évolutions observées (aux niveaux individuel et collectif) ?
Comment la manière dont le sens du travail collectif est construit et partagé,
comment la façon dont le travail est organisé les méthodes qui sont mobilisées,
et comment la manière dont les participantes s’implique-t-elles et dont elles trouvent leur place dans le collectif
favorisent (ou non) les évolutions observées ?