Plusieurs dynamiques d’intelligence collective ont été identifiées particulièrement dans les groupes d’APP. Celles-ci peuvent être vues comme des formes ou des composantes de l’intelligence collective.
En suivant Thiébaud (2018):
Ensemble, elles peuvent être considérées comme une tresse à différents brins. “Elles sont en lien l’une avec l’autre et à mesure qu’elles se développent, leur faisceau devient de plus en plus consistant.
Selon cette image, chaque brin n’est pas nécessairement présent ou également développé selon les moments. Par ailleurs, on peut se représenter qu’ils entretiennent des liens entre eux qui ont pour effet qu’ils se nourrissent mutuellement. […]
Les six dynamiques observées ont pour caractéristiques de s’inscrire dans une émergence qui fait qu’elles ne peuvent pas être maitrisées. Pour l’animateur comme pour les participants, elles invitent à rester conscients de leur caractère non programmable et à reconnaitre la complexité de l’émergence et des processus en jeu. Cependant, leur connaissance aide à aiguiser l’attention à ces potentialités présentes dans les groupes d’APP et à faciliter leur actualisation… ou à tout le moins ne pas l’empêcher. L’intelligence collective permet de créer du neuf. Son développement suppose de faire confiance à ce qui émerge, à la capacité du groupe à être créatif et à se renouveler plutôt que se reposer sur des approches prédéfinies.”
L’identification des ces dynamiques a évolué depuis que j’ai mis en évidence six dynamiques dans Thiébaud, 2018.
- Développement d’un sens collectif : cette dynamique concerne la compréhension développée par les membres du groupe par rapport à la démarche collective mise en oeuvre et par rapport aux objectifs poursuivis (de manière globale et en lien avec les différentes étapes du travail). Le sens se construit avec la participation de chacun et peut évoluer au fil du temps. L’intention commune élaborée est une direction de travail plutôt qu’une destination précise. Cela ne veut pas dire pas que l’on va nulle part, mais qu’il y a place pour de l’émergence. Au fur et à mesure que l’on se rejoint dans la vision de ce que l’on fait ensemble, se construit un tissu commun, une culture de groupe.
- Co-élaboration de focus de réflexion : elle procède par le partage et le développement des représentations dans le groupe en lien avec le focus de réflexion, qui aide les participants à trouver leur diapason (comme un « objet-lien en circulation » pour reprendre les termes de Jean-François Noubel). Les participent se concertent sur l’objet de travail (qui peut évoluer au fil de la séance). Parfois, la concertation peut porter aussi sur l’amplitude de la réflexion menée ou sur des priorités parmi plusieurs objets d’analyse.
- Présence, ouverture, implication de chacun-e : elles se manifestent entre autres par le partage des émotions vécues et une disponibilité à se questionner et à apprendre et nécessitent à la fois confiance et reconnaissance mutuelles et accueil des besoins, doutes, interrogations de chacun au sein du groupe.
- Reliance et interconnexions dans le collectif : cette dynamique se fonde sur des processus d’empathie et de compréhension réciproque et des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif et cognitif. Les participants prennent en compte ce qui a été dit et ce qui fait écho pour eux, ils rebondissent, approfondissent et mettent en lien différents éclairages. Ils nourrissent leur réflexion à la fois des similitudes et des différences perçues, des décalages, des surprises, des éléments de controverse, en étant ouverts à ce qui peut en émerger.
- Autorégulations, compétences et conscience collectives : cette cinquième dynamique a trait à la manière dont le groupe conscientise et régule son propre fonctionnement, aux compétences collectives et à la conscience du « nous » qu’il développe, qui l’aident à inclure au maximum tous les participants de manière à ne perdre personne dans le cours de la démarche. Cela concerne notamment les différents éléments évoqués en lien avec le sens partagé, le focus d’analyse et la forme des échanges.
- Processus de co-créativité : ceux-ci se manifestent à mesure que les participants investissent un espace de liberté pour imaginer, produire de nouvelles réflexions et perspectives, en mobilisant différentes formes d’expression.
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Les quatre dernières dynamiques sont reprises dans Thiébaud, 2021. L’une d’entre elle, la cinquième dynamique : “Autorégulations, compétences et conscience collectives” (voir extrait de Thiébaud, 2018 ci-dessous) y est déclinée en deux dynamiques si bien que ce texte présente en fin de compte cinq dynamiques.
Cela me semble plus cohérent de les différencier, même si elles se soutiennent mutuellement (ce qui est le cas de la plupart des dynamiques d’ailleurs). Cette subdivision en deux dynamiques est décrite ainsi de maninère succincte (le propos dans Thiébaud, 2021 n’était pas d’examiner ces aspects d’IC pour eux-mêmes, mais plutôt leur mobilisation dans un contexte de travail à distance) :
Une conscience collective : elle est liée à la manière dont les membres du groupe observent ce qui émerge du collectif et fonctionnent de plus en plus en conscience du « nous ». Cela implique qu’ils développent, au-delà du sentiment d’appartenance, une capacité à percevoir ce qui se passe au niveau de l’ensemble et à élaborer un sens partagé de ce qui fait objet commun pour poursuivre l’analyse en étant en phase avec le groupe.
Des régulations concertées: elles relèvent d’une compétence du groupe à conscientiser et ajuster son propre fonctionnement et ses modes de communication en continu. Les participants peuvent, selon besoin, questionner ou clarifier les processus en cours sans que l’animateur doive assurer seul ce rôle. Dans le cours de la réflexion collective, ils repèrent la manière dont ils s’accordent ou se désaccordent et peuvent se coordonner, par exemple pour approfondir ensemble certains aspects dans l’analyse ou pour adapter les processus de travail, d’une étape à l’autre.
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Par ailleurs, j’ai apporté des compléments le 10 septembre 2021 en évoquant trois nouvelles dynamiques (pour les détails, voir : https://intelligencecollective.org/dynamiques-dic-revisitees/) :
a) Dynamique d’appréhension de la complexité présente au sein du groupe (tant en ce qui concerne les processus collectifs que les contenus des échanges)
Cette dynamique concerne la complexité au niveau de ce qui se vit dans le groupe en train de développer l’IC et de vivre l’émergence d’inédit.
Elle a trait à la manière dont le travail collectif aide à :
- faire vivre une pensée ouverte, en mouvement, accueillant les ambiguïtés, la pluralité des points de vue, etc.
- appréhender, accepter explorer, dans le groupe la complexité des différents aspects de ce qui est mobilisé dans les échanges (à de multiples niveaux)
- accueillir l’imprévu, l’incertain, les surprises durant les échanges et dans l’émergence d’inédit
- élargir les perceptions individuelles et à les partager collectivement, dans une approche systémique, dialectique (pour reprendre les termes de Edgar Morin)
- valoriser la suspension du jugement, l’identification et la reconnaissance des différents niveaux, perspectives, angles de vue, la mise en évidence des interactions multiples et… le fait que d’autres lectures possibles peuvent toujours émerger…
- faire coexister tous les lectures possibles et effectuer des clarifications / explicitations utiles pour rester en communication, en connexion
- mettre en lien ces lectures, par du tissage (selon le terme utilisé par Jean-Louis Lemoigne) entre tout ce qui apparaît au niveau de la conscience par une activité menée progressivement, avec le temps (sans que cela ne soit forcé ou précipité) pour en laisser émerger éventuellement de nouveaux sens
- donner de la place à ce qui n’est pas pré structuré, mais en devenir, en transformation.
b) Dynamique d’inclusion
Cette dynamique renvoie à la notion de constitution du groupe, à ce qui permet à chaque individu de se sentir faire partie du groupe, et aux processus mobilisés pour que tous les individus puissent être et se sentir inclus dans le groupe et le travail collectif, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils vivent, quelque soit le registre préférentiel dans lequel ils s’expriment…
Les processus d’inclusion sont nourris par des partages sur le plan émotionnel et par de la reconnaissance mutuelle (au sens fort de se connaître et reconnaître dans l’être propre de chacun-e. Cela implique de s’accorder du temps pour que ces processus puissent se déployer et que chaque individu et le groupe dans son ensemble puissent percevoir et reconnaître la place de chaque individu dans le travail collectif et dans la complémentarité qui est constitutive aussi du collectif. Cela se fait souvent progressivement.
c) Structuration souple, évolutive, à la fois contenante et donnant de la liberté
Cette dynamique concerne l’organisation et les méthodes de travail mobilisées dans le collectif. Elle présente un caractère assez paradoxal dans la mesure où l’IC apparaît favorisée par une structure, un cadre, un déroulement qui est contenant, donne à la fois sécurité et clarté pour l’activité collective, mais qui est également flexible, organique, vivante, donne de la liberté pour la co créativité et l’émergence de l’inédit. Dans la mesure où la structure donne des repères, sans tracer un chemin définitif à l’avance et qu’elle évolue dans le temps, elle gagne à être considérée dans une perspective dynamique. Le collectif ajuste en permanence les modalités travail dans une alternance de convergences et de divergences, de précision et d’indécision, d’ordre et de désordre etc. (pour reprendre l’optique dialectique). Il apprend peu à peu à être à l’aise et à « jouer » avec différentes manières de procéder, différentes étapes et méthodes.
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En résumé, dix dynamiques d’IC m’apparaissent pouvoir se développer, en complémentarité. Le tableau ci-après les présente ainsi que les correspondances que l’on peut faire avec les dimensions de la coopération étudiées par Thiébaud et Bichsel (2015).
| Dynamiques d’IC | Dimensions principales de coopération concernées |
| Développement d’un sens collectif | Sens partagé |
| Co-élaboration de focus de réflexion | Organisation Production |
| Présence, ouverture, questionnement, implication de chacun-e | Implication et intégration des individus |
| Reliance et interconnexions dans le collectif | Relations de groupe |
| Conscience collective | Relations de groupe |
| Régulations concertées | Méta (réflexivité et régulation) |
| Processus de co-créativité | Production |
| Appréhension de la complexité présente au sein du collectif | Production Sens partagé |
| Inclusion | Relations de groupe Implication et intégration des individus |
| Structuration souple, évolutive, contenante et donnant de la liberté | Organisation |

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Références citées
Thiébaud, M. (2018). Intelligence collective et analyse de pratiques en groupe : six dynamiques mobilisées. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 18-38. https://www.analysedepratique.org/?p=3048.
Thiébaud, M. (2021). Développer dans un groupe d’analyse de pratiques à distance de nouvelles modalités de communication et de travail pour favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 20, pp. 60-79. https://www.analysedepratique.org/?p=4624.
Thiébaud, M. et Bichsel, J. (2015). Faciliter la coopération au sein de groupes et d’équipes professionnelles. Communication présentée à la Biennale de l’éducation au CNAM à Paris. http://www.cooperer.org/wp-content/uploads/faciliter-cooperation-thiebaud-bichsel.pdf.
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Extrait de :
Thiébaud, M. (2018). Intelligence collective et analyse de pratiques en groupe : six dynamiques mobilisées. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 18-38. https://www.analysedepratique.org/?p=3048.
3.1. Développement d’un sens collectif par rapport à l’APP
« Le sens de la « bonne direction » ne se fige en une image qu’à la toute fin du processus. C’est le sens du potentiel qui guide. »
Peter Brook
Cette première dynamique concernant la question du sens renvoie à la compréhension développée par les membres du groupe par rapport à l’APP en tant que démarche collective et par rapport aux objectifs qu’ils poursuivent. Non seulement de manière globale, mais également au niveau des différents moments vécus à chaque étape de l’APP. Le sens se construit avec la participation de chacun. Les observations montrent que la question du sens va au-delà des objectifs qui ont pu être énoncés en amont pour l’APP. Elle n’est pas que générale, posée une fois pour toutes. Elle est présente tout au long de la durée de vie du groupe et peut évoluer au fil des séances. Autrement dit, les participants construisent et affinent ensemble, progressivement, ce que ces objectifs peuvent signifier.
Quels processus sont mobilisés ?
Le groupe développe un partage de représentations et des concertations qui lui permettent à la fois de : a) clarifier ce qu’analyser sa pratique signifie ; et b) élaborer une intention commune au sein du cadre défini pour l’APP. Cette intention est une direction pour explorer dans l’analyse un ou des chemins possibles et non une destination précise. Si personne ne sait exactement où on va arriver ni n’impose sa vue, cela ne veut pas dire pas que l’on va nulle part, mais qu’il y a place pour une émergence. Ceci apparaît notamment, dans les groupes étudiés, au début d’une séquence d’APP, dans la phase de choix de l’exposant et de la pratique qui sera analysée, quand il s’agit de prendre une décision. Dans la mesure où ils peuvent s’exprimer à cet égard, les participants précisent progressivement leurs représentations. Ils les font évoluer aussi collectivement en cherchant à s’accorder. Pour les uns, ce sont les urgences qui ont la priorité. Pour d’autres, la motivation des personnes à être exposant. Ou l’intérêt que cela suscite chez la majorité. Etc. La question des modalités et des critères pour le choix est discutée. Cela génère de nouvelles réflexions et clarifications sur ce qui est recherché dans l’APP (au-delà des satisfactions et/ou frustrations qui peuvent résulter de la décision). Dans les séances observées, cette dynamique se manifeste dans d’autres décisions que le groupe prend en concertation. Elles concernent notamment la durée des étapes de l’APP, les modalités de circulation de la parole et l’orientation du travail d’analyse. Ces aspects n’apparaissent pas définis de manière immuable dans les groupes observés. A chaque fois, l’intelligence collective se développe dans la mesure où les interactions comportent une part d’exploration et font émerger de la nouveauté, un sens partagé par rapport à l’APP qui n’était pas explicité, voire imaginé au départ.
Quelles plus-values ?
En ce qui concerne les effets qui en résultent, il ressort des paroles des participants qu’au fil du temps, le sens de ce que le groupe fait ensemble peut devenir de plus en plus habité, partagé et susceptible d’être réfléchi, voire d’évoluer lorsque les membres du groupe en ressentent l’utilité. Au fur et à mesure qu’ils parviennent à se rejoindre dans une compréhension commune de ce qu’ils font ensemble et à expliciter leurs représentations et leur vision, les participants construisent un tissu commun, une culture de groupe. Ce sens est par ailleurs porteur de potentialités pour d’autres formes d’intelligence collective, comme cela sera évoqué dans les chapitres suivants.
Qu’est-ce qui est facilitant ?
L’espace existant pour ajuster ou affiner le cadre de l’APP et la place donnée à chacun pour s’exprimer et être écouté durant ce processus apparaissent essentiels pour ce développement de sens collectif par rapport à l’APP. Egalement l’invitation faite par l’animateur à partager en commun les représentations à cet égard, à les accueillir et à chercher un consensus prenant en compte les besoins et souhaits. Le temps disponible importe aussi : le sens se développe de manière progressive, à travers des ressentis puis des explicitations. A l’inverse, des décisions imposées par l’animateur concernant les aspects évoqués, même si elles sont dûment expliquées et peuvent momentanément sécuriser les participants, ne vont pas favoriser ce développement et le sentiment d’identité du groupe.
3.2. Co-élaboration de focus d’analyse en lien avec la pratique
« Soit un match de football ou de rugby. […] La mise en synergie spontanée des compétences et des actions n’est possible que grâce au ballon. […] Les joueurs font du ballon à la fois un index tournant entre les sujets individuels, un vecteur qui permet à chacun de désigner chacun, et l’objet principal, le lien dynamique du sujet collectif. On considérera le ballon comme un prototype de l’objet-lien, de l’objet catalyseur d’intelligence collective. »
Pierre Lévy
Une deuxième dynamique qui ressort de l’étude effectuée concerne l’objet sur lequel se développe l’intelligence collective. En APP, la pratique analysée « focalise l’attention de tous. Elle devient objet concret pour l’analyse et le développement de l’intelligence collective, qui s’en trouve facilitée. » (Thiébaud, 2013, p. 65). Ce focus central aide chacun à travailler au diapason afin de déplier la complexité et construire une compréhension de la pratique exposée. Les participants, pour pouvoir œuvrer ensemble, ont besoin d’identifier clairement en collectif cet « objet – lien ». Dans les observations effectuées, il apparaît à plusieurs moments que certains participants se perdent parce qu’ils sont dans le flou concernant le focus d’analyse. Le groupe manifeste de l’intelligence collective en cherchant à préciser ensemble ce qui est objet d’analyse, sans le réduire pour autant. Or, il ne s’agit pas d’une balle physique que chacun peut voir de manière identique. L’objet d’analyse se construit avec les représentations variées de tous les participants. Il est d’autant plus porteur de potentialités d’émergence d’intelligence collective que son identification prend en compte les subjectivités, la singularité et la complexité de la pratique.
Quels processus sont mobilisés ?
Ce travail collectif présente des similitudes avec la première dynamique évoquée dans la mesure où il procède par le partage et le développement des représentations et des concertations. Cependant, ici, c’est le focus d’analyse qui est concerné plutôt que le sens de l’APP. Cela se manifeste de plusieurs manières. Tout d’abord, avec la clarification de la demande de l’exposant au groupe : elle peut être facilitée notamment par des reformulations de la part des différents membres. Celles-ci varient souvent d’une personne à l’autre. Avec les questions, elles aident l’exposant à aller plus loin dans ses souvenirs, son ressenti, l’exploration de sa pratique. Progressivement, les membres du groupe développent de nouvelles représentations, revisitent leurs compréhensions, les mettent en regard. Une concertation émerge concernant l’objet d’analyse. Ce dernier évolue par ailleurs en partie au fil de la séance, avec le récit, les questions posées par les participants et les nouvelles informations apportées par l’exposant. L’intelligence collective prend forme au fur et à mesure que le groupe reclarifie, avec l’exposant, la compréhension partagée de ce qui est analysé. Parfois, la concertation porte sur l’amplitude de l’analyse (« grand angle » ou « zoom rapproché »). D’autres fois, sur des priorités, lorsqu’apparaissent plusieurs objets d’analyse.
Quelles plus-values ?
Ce travail collectif a différents effets. Un focus commun, tout en étant complexe, donne un support pour l’élaboration d’une analyse en intelligence collective. Noubel (2007) parle de l’importance de l’« objet-lien en circulation » comme catalyseur d’intelligence collective. Il aide les membres du groupe à trouver leur diapason. Il les conduit parfois à élargir leur vision de l’objet d’analyse d’une manière nouvelle. Cela impacte ensuite la production d’hypothèses de compréhension et de divers éclairages sur la pratique exposée. Par ailleurs, cette convergence de l’attention génère à la fois une forme de décentration chez chacun (par rapport à soi, son vécu, son système de représentations) et une forme de concentration de l’énergie collective. Il apparaît aussi que la reclarification avec l’exposant du focus d’analyse à chaque étape de l’APP a un effet d’organisation du travail commun.
Qu’est-ce qui est facilitant ?
Une telle co-élaboration ne va pas de soi. Pour les participants des groupes étudiés, elle est facilitée notamment par le sens développé et partagé de l’APP ; par les règles qui ont pu être définies et que l’animateur va rappeler au besoin ; par la circulation de la parole entre tous ; et par la communication avec l’exposant, invité à explorer et clarifier au fur et à mesure sa demande et les différentes facettes de sa pratique. Une écoute réciproque et une ouverture à chercher et construire ensemble sont également requises.
3.3. Présence, ouverture, écoute, questionnement des personnes au sein du collectif
« Regarde attentivement car ce que tu vas voir n’est plus ce que tu viens de voir.
Léonard de Vinci
Une troisième dynamique concerne la manière dont émerge une énergie collective nourrie par l’ouverture manifestée par chacun dans le groupe. Elle peut être appréhendée particulièrement à travers les vécus exprimés par les participants : elle relève en effet davantage des ressentis.
Quels processus sont mobilisés ?
Plusieurs aspects apparaissent dans les groupes observés :
- Un fort engagement des participants sous plusieurs formes : ils deviennent peu à peu de plus en plus curieux, voire passionnés par le travail commun ; leur qualité de présence grandit : présence à soi, aux autres, à ce qui se passe au niveau du processus collectif ; ils s’ouvrent avec davantage de confiance, d’authenticité et de générosité. Un effet d’entrainement mutuel est observé à cet égard, à mesure qu’ils perçoivent le déploiement de la démarche d’exploration marquée par l’accompagnement et le respect réciproque.
- Un partage d’émotions dans le groupe : les participants écoutent avec empathie le récit de l’exposant et expriment parfois en écho ce qui les touche ; chacun accueille l’autre et se sent accueilli ; ils disent se sentir de plus en plus en lien et reconnus dans leurs vécus. Ils parlent d’une circulation d’affects et d’énergie qui participe à l’intelligence collective perçue.
- Un questionnement et un apprentissage personnel : les participants ne cherchent pas seulement à comprendre la pratique de l’exposant, ils s’interrogent sur leur propre pratique à la lumière de ce que les autres apportent. « Chacun va faire des liens avec ses propres vécus et être stimulé dans sa réflexion. Chaque participant est relié à sa pratique et y travaille d’une manière ou d’une autre. » (Thiébaud, 2013, p. 65). Les observations montrent que la capacité à explorer ses propres perceptions et cadres de référence, lorsque celles-ci sont partagées dans le groupe, ouvre le champ à un questionnement collectif.
Quelles plus-values ?
Un effet domino peut être constaté : le questionnement des uns stimule le questionnement des autres et conduit à des apprentissages dans le groupe, qui amènent progressivement des changements de perspective. Les participants parlent d’un élargissement personnel et collectif. Par ailleurs, ils découvrent les bénéfices du travail et développent une confiance de plus en plus grande entre eux, dans ce qu’ils peuvent construire et apprendre ensemble ainsi que dans la démarche mise en œuvre. Ce qui accroît en retour leur engagement, leur présence et leur capacité à être réceptifs aux autres et en lien avec leurs propres vécus.
Qu’est-ce qui est facilitant ?
Le cadre et le sens partagé par rapport à l’APP contribuent à cette dynamique d’ouverture, notamment la compréhension que l’exploration n’est jamais close, que chaque pratique analysée est singulière. Les données récoltées indiquent par ailleurs que l’accordage émotionnel évoqué par les participants est favorisé par l’expression d’authenticité et d’empathie qui se manifestent chez une personne, puis une autre et qui s’élargit peu à peu.
3.4. Reliance et interconnexion
« Voir dans l’autre à la fois sa différence et son identité avec nous ».
Edgar Morin
En lien avec le sens partagé, la focalisation de l’attention et l’engagement collectif, la dynamique relationnelle développée entre participants est un aspect clé pour l’intelligence collective, quel que soit l’étape du processus d’APP. Cette dynamique concerne particulièrement la communication développée durant le travail d’analyse de la pratique.
Quels processus sont mobilisés ?
Différents éléments apparaissent ici, notamment :
- Des processus d’empathie et de compréhension réciproque : les participants vont à la rencontre des autres personnes, développent une écoute et un accompagnement pour l’exposant, cherchent à reformuler les propos entendus, posent des questions de clarification ; ce faisant, ils favorisent l’exploration de nouvelles compréhensions. Mais simultanément, les observations montrent que cette attention dans l’écoute les conduit à percevoir d’autres aspects et à effectuer un travail de décentration par rapport à leur point de vue initial. Les participants découvrent des significations latentes qui se révèlent progressivement et peuvent être reconnues et partagées.
- Une élaboration en commun de l’analyse : la possibilité de rebondir, d’associer de manière fluide les réflexions développées permet de faire émerger de nouveaux points de vue plus ou moins inattendus ; la mise en lien, la recherche de similitudes, de différences, de croisements, de recoupements, de récurrences, de paradoxes dans les réflexions partagées favorise les synergies ; des synergies dynamiques, co-construites avec et par les apports de chacun, non organisées selon un plan ou modèle préétabli : les participants sont souvent étonnés de voir, à posteriori, le cheminement de leur pensée collective.
- Des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif ou cognitif : les vécus et les réflexions partagées par une personne activent des vécus et réflexions proches chez d’autres, qui sont progressivement conscientisés. Selon les termes d’un participant : « Je me retrouve dans ce que l’autre a dit. Cela me permet de me reconnaître tout en le reconnaissant ». Lorsque cela est exprimé, il en résulte un approfondissement et une amplification ; celles-ci se manifestent parfois dans un premier temps de manière assez globale, comme une impression, avant d’être davantage précisées et analysées en commun.
- Un accueil des différences, des décalages, des surprises, d’éléments de controverse qui peuvent être plus ou moins confrontants : lorsque les participants ne cherchent pas à confirmer leurs propres expériences et idées antérieures, qu’ils s’ouvrent à la différence, développent leur attention à l’ambiguïté et à l’incertitude, ils explorent ce qui peut en émerger en partageant avec le groupe leurs interrogations et leur recherche. Une participante : « Je me suis ouvert à quelque chose qui m’avait interloqué un peu plus tôt. Cela m’a fait réfléchir. Une nouvelle hypothèse m’est venue. Je l’ai alors exprimée. Et cela a été ensuite repris dans le groupe ». Ici, c’est la reconnaissance et la partage de la différence qui catalysent la pensée vers de nouvelles compréhensions.
- Une dialectique entre le semblable et le différent apparaît ainsi à l’œuvre : elle procède par des allers et retours entre les éléments d’analyse partagés, sans viser une synthèse (laquelle tend à réduire l’exploration ; voir la perspective dialogique de Morin, 1996).
Quelles plus-values ?
La dynamique du groupe avec les processus évoqués ci-dessus est un catalyseur pour le travail d’analyse individuel et collectif. En suivant Bolle de Bal (2003) et Morin (1996), on peut parler par ailleurs de développement d’une reliance. Cette notion recouvre à la fois un processus agi consistant à relier et se relier et le résultat de ce processus, que l’on peut considérer comme un état de reliance. Ces deux aspects sont susceptibles de se renforcer mutuellement et de participer à l’intelligence collective, dans un processus dynamique. Si l’idée de reliance met en exergue le fait que l’APP s’inscrit dans un tissage de liens et dans une mise en relation active de tous les participants, elle doit être bien distinguée de la pensée de groupe (cf. le groupthink de Janis, 1972). Il ne s’agit pas ici d’une uniformité de pensée, mais d’un travail consistant à relier ce qui apparaît séparé. Individuellement et collectivement, il apparaît que de nouveaux apprentissages en résultent, correspondent à des processus que la théorie socio-constructiviste du développement a modélisés (Vygotski, 1997).
Qu’est-ce qui est facilitant ?
D’après ce qu’en expriment les participants, ces processus sont possibles parce que chacun est en contact continu avec les autres. L’idée d’interconnexion est centrale ici, à la fois sur le plan informationnel, intellectuel, affectif et corporel. Il s’agit d’une rencontre humaine, d’un dialogue : chacun développe une attitude de compréhension face à l’autre, dans l’exploration collective plutôt qu’animé par une volonté de défendre un point de vue ou un savoir. Les observations montrent que l’attention qui passe de la pratique analysée, apportée par l’exposant, à sa propre pratique peut être facilitée lorsque des temps sont prévus, dans le cours de l’APP, pour de la réflexion et de l’écriture individuelles. Ces temps favorisent des prises de conscience et aident à relier ce qui en émerge. Ils soutiennent le travail de co-construction évoqué par Vacher (2018). Cela se produit notamment dans la phase de méta-analyse et de bilan, lorsque le groupe met en perspective, et confronte parfois, les analyses développées. L’intelligence collective est catalysée à mesure que les participants co-évoluent dans leurs représentations, analyses et apprentissages. La cohésion du groupe (au sens d’unité, d’harmonie, d’homogénéité) n’apparaît pas comme un élément particulièrement facilitant, ce qui rejoint les résultats obtenus par Woolley, Aggarwal & Malone (2015). En revanche, ce qui se révèle important, c’est la capacité du groupe à cheminer dans la reliance, à travers résonances et différences. Le travail en continu de clarification du sens et du focus d’attention abordé précédemment contribue au développement de cette capacité collective.
3.5. Autorégulations, compétences et conscience collectives
« Chacun de nous est un fil unique, tissé dans le beau tissu de notre conscience collective. »
Jaeda DeWalt
Une cinquième dynamique a trait à la manière dont le groupe développe une capacité à conscientiser et réguler son propre fonctionnement. Cela concerne notamment les différents éléments évoqués en lien avec le sens de l’APP, le focus d’analyse et la forme des échanges.
Quels processus sont mobilisés ?
Les observations réalisées montrent que les participants repèrent la manière dont les réflexions s’élaborent et dont ils s’accordent implicitement ou se concertent explicitement pour approfondir ensemble certains aspects dans l’analyse ; ou parfois à l’inverse, la manière dont ils modifient l’angle de vue pour orienter les éclairages apportés vers des dimensions encore inexplorées. Dans une perspective similaire, ils identifient les étapes selon lesquelles l’APP se déploie et les registres mobilisés à chaque étape (écoute, questions, partage d’échos, élaboration d’analyses, puis de méta-analyses et d’apprentissages, etc.). Ainsi, lorsque certains sont en décalage ou ne savent pas où ils en sont dans la démarche, d’autres participants s’expriment pour clarifier le processus et les aider, sans que l’animateur doive nécessairement intervenir. Même si parfois un participant s’adresse indirectement à lui. Par exemple, en disant dans le groupe : « Je me demande si on en est toujours à l’étape des questions ». D’autres fois, c’est une touche d’humour qui prend le relai et fait régulation : « On est tous pareils, à vouloir bruler les étapes comme si on avait le feu aux fesses ». Il en va de même dans la circulation de la parole : plutôt qu’elle soit distribuée par l’animateur ou qu’elle procède selon un tour de table fixe, les participants apprennent à identifier à quel moment leur parole pourra s’inscrire dans le flux et faire sens. Si des personnes ne trouvent pas leur place, l’attention des uns et des autres permet parfois d’en prendre conscience et de convenir de moyens pour y remédier, voire élaborer de nouvelles règles. Par exemple : avant de prendre une deuxième ou une troisième fois la parole, les participants vérifient si ceux qui ne se sont pas encore exprimé veulent le faire.
Quelles plus-values ?
En ce qui concerne les effets, les observations mettent en évidence que ces régulations aident à inclure au maximum tous les participants et autant que possible à ne perdre personne dans le cours de la démarche (même si l’animateur reste vigilant à cet égard). Surtout, elles permettent de développer des compétences collectives et une conscience du « nous » qui facilitent la navigation dans la complexité et l’actualisation des potentialités d’analyse collective. Dans cette perspective, Noubel (2007, p. 8) parle en évoquant les caractéristiques de l’intelligence collective de la construction d’un espace holoptique : « la proximité spatiale offre à chaque participant une perception complète et sans cesse réactualisée de ce Tout. Chacun, grâce à son expérience et expertise, s’y réfère pour anticiper ses actions, les ajuster et les coordonner avec celles des autres. Il existe donc un aller-retour incessant, qui fonctionne comme un miroir, entre les niveaux individuel et collectif. Nous nommerons holoptisme l’ensemble de ces propriétés, à savoir la transparence « horizontale » (perception des autres) à laquelle s’ajoute la communication « verticale » avec le Tout émergeant du collectif. » Les ajustements dans la démarche d’APP se font au fur et à mesure de leur utilité perçue, avec la participation de tout le groupe. Celui-ci apprend à construire, conscientiser et s’approprier un processus de travail qui n’est pas préstructuré ou conduit par une seule personne, mais qui peut évoluer au fil de l’élaboration de l’analyse en commun.
Qu’est-ce qui est facilitant ?
Ces régulations s’élaborent de manière explicite d’autant plus facilement que des temps « méta » peuvent être convenus et demandés selon besoin dans le cours de l’APP (c’était le cas dans 8 séquences d’APP sur les 11 observées). Ces temps « méta » constituent des moments privilégiés « d’arrêt sur image » dans le cours de l’analyse. Ils permettent à chacun de développer sa réflexivité et au groupe de partager ses vécus et analyses sur les processus à l’œuvre (voir Thiébaud & Bichsel, à paraître). Le temps disponible pour cela de même que l’espace et la confiance accordés au groupe par l’animateur y contribuent. Le rôle de ce dernier est important. Il consiste en premier lieu à inviter les participants à s’impliquer en exprimant leurs besoins et en contribuant à des régulations. Il les soutient dans ce sens. Il mobilise leurs ressources plutôt que d’effectuer lui-même des régulations directes. La capacité de réflexivité (voir Vacher, 2014) sur les productions d’analyse et sur les processus de travail participe au développement de compétences et d’une conscience collectives.
3.6. Co-créativité
« La créativité, c’est l’intelligence qui s’amuse. »
Albert Einstein
Cette sixième forme d’intelligence collective identifiée concerne la créativité dans le groupe. Ce qui apparaît dans les observations de certaines séquences d’APP, c’est que les participants se placent progressivement dans cette perspective du « nous » en train de se développer. Depuis ce « nous », la créativité manifestée prend des formes de plus en plus collectives.
Quels processus sont mobilisés ?
Plusieurs aspect peuvent être mis en évidence dans ces dynamiques :
- Les participants expriment un sentiment de liberté et perçoivent qu’il y a de l’espace pour créer : « Je sens qu’on a pu se lâcher, j’avais confiance dans ce qui pouvait sortir. » « Au début des hypothèses, je cherchais à être le plus juste possible. Je me souciais de ce que cela apporterait. Puis j’ai compris que le plus utile, c’est ce qui vient quand on s’y met ensemble ». En début de séance, ils sont cependant parfois soucieux de ce qu’ils peuvent provoquer chez les autres ou frileux dans la libération de leur créativité : ils n’osent pas prendre d’initiative, ils préfèrent s’aligner sur l’idée qu’ils se font de ce qu’il est approprié d’exprimer dans le groupe. À mesure que les dynamiques évoquées précédemment deviennent plus présentes, ils lâchent la bride, prenant confiance en eux et dans les possibilités de régulation du groupe si nécessaire. A ces moments, l’imagination prend une place vraiment importante. La production d’hypothèses parfois farfelues, de réflexions en forme de « et si… », d’images, de métaphores, de schémas, prend un caractère qui peut se révéler contagieux.
- Le processus collectif ressemble parfois un peu à un brainstorming dans lequel les participants rebondissent et font des associations sur ce qui a été exprimé par les autres, combinent ou renversent les perspectives, alternent processus de pensée divergente et convergente au sein du groupe. L’attention se déplace depuis le connu vers l’inconnu, vers ce qui pourrait émerger comme nouveau regard, nouvelle idée dans le groupe. Les participants puisent la recherche de réflexions inédites dans la production du groupe autant, voire davantage, que dans leurs idées personnelles. Ils explorent de nouvelles possibilités d’analyse, se stimulent mutuellement pour passer d’un point de vue à l’autre ou d’un cadre de référence à l’autre.
- Les observations montrent que cette co-créativité porte particulièrement sur l’analyse de la pratique exposée au moment où celle-ci a déjà fait l’objet de premières hypothèses et que l’exposant souhaite approfondir sa compréhension. Elle se révèle aussi dans la phase de méta-analyse et dans des temps où les participants conscientisent voire revisitent leurs processus de travail. L’intelligence collective prend alors parfois une forme particulière : dans trois séances observées, les participants ont identifié des similitudes (isomorphismes) entre les interactions qu’ils étaient en train d’analyser dans la pratique exposée et la dynamique relationnelle de leur groupe d’APP à l’œuvre dont ils prenaient conscience. L’identification de telles similitudes a favorisé de nouvelles analyses, en même temps qu’elle a mené le groupe une fois à réguler le processus de travail en cours.
Quelles plus-values ?
Un effet visible consiste dans le nombre de réflexions produites, lesquelles conduisent parfois à des modifications des cadres de référence individuels et collectifs (voir les apprentissages de second ordre au sens de Bateson, 1975). Une autre plus-value réside dans la libération d’une énergie peu commune, liée au travail collectif, qui peut être vécue comme jubilatoire. « Nous étions comme un bouillon d’idées. » « Cela m’a boosté, cela me donne une énergie qui va m’accompagner pour un bon moment. » Cette énergie est susceptible de dynamiser l’ouverture, la reliance et les autorégulations déjà évoquées. Dans une des séances observées, les participants avec l’animateur ont imaginé ensemble de nouvelles modalités d’analyse pour faire évoluer leurs processus de travail.
Qu’est-ce qui est facilitant ?
Comme c’est le cas dans les démarches créatives les plus courantes, l’espace donné et reconnu pour la créativité est un élément facilitant important : associations libres sans commentaire ni évaluation, temps accordé pour de l’émergence (en procédant à une analyse par étapes successives), ouverture à des perspectives non nécessairement rationnelles, autorisation et soutien de la part de l’animateur. Le sens partagé relativement à l’APP (en tant que démarche de recherche collective d’une compréhension élargie sur la pratique) y aide aussi, de même que la diversité des participants dans le groupe. Importent également : la confiance mutuelle construite, la capacité à assumer cette liberté et à savoir jusqu’où aller (notamment lorsque l’analyse porte sur des vécus difficiles et des situations sensibles) ainsi que la capacité de régulation du groupe, aidé par l’animateur à cet égard. Il apparaît aussi que cette co-créativité est favorisée par l’expérience acquise en groupe en termes d’analyse multi référentielle et multi dimensionnelle.”
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Extrait de :
Thiébaud, M. (2021). Développer dans un groupe d’analyse de pratiques à distance de nouvelles modalités de communication et de travail pour favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 20, pp. 60-79. https://www.analysedepratique.org/?p=4624.
“Dans cette perspective [d’intelligence collective], l’attention est portée notamment sur la mobilisation de processus synergiques et sur des phénomènes d’émergence qui permettent d’aller au-delà d’un simple assemblage d’apports individuels. Cette émergence d’inédit concerne en premier lieu les analyses et l’élargissement des éclairages produits et des perspectives envisagées. Elle concerne également le fonctionnement du groupe et les modalités de travail qui peuvent être élaborées.
Plusieurs dynamiques sont susceptibles de favoriser de tels processus. Pour mon propos ici, j’en retiendrai particulièrement cinq :
- Une présence, une ouverture, une forte implication de chacun : elles se manifestent entre autres par le partage des émotions vécues et une disponibilité à se questionner et à apprendre et nécessitent à la fois confiance et reconnaissance mutuelles et accueil des besoins, doutes, interrogations de chacun au sein du groupe ;
- Le développement d’une reliance et d’interconnexions dans le collectif : cette dynamique se fonde sur des processus d’empathie et de compréhension réciproque et des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif et cognitif. Les participants prennent en compte ce qui a été dit et ce qui fait écho pour eux, ils rebondissent, approfondissent et mettent en lien différents éclairages. Ils nourrissent leur réflexion à la fois des similitudes et des différences perçues, des décalages, des surprises, des éléments de controverse, en étant ouverts à ce qui peut en émerger. L’analyse se construit collectivement par assemblage et transformation progressive de toutes les représentations et réflexions mises en commun.
- Une conscience collective : elle est liée à la manière dont les membres du groupe observent ce qui émerge du collectif et fonctionnent de plus en plus en conscience du « nous ». Cela implique qu’ils développent, au-delà du sentiment d’appartenance, une capacité à percevoir ce qui se passe au niveau de l’ensemble et à élaborer un sens partagé de de ce qui fait objet commun pour poursuivre l’analyse en étant en phase avec le groupe.
- Des régulations concertées: elles relèvent d’une compétence du groupe à conscientiser et ajuster son propre fonctionnement et ses modes de communication en continu. Les participants peuvent, selon besoin, questionner ou clarifier les processus en cours sans que l’animateur doive assurer seul ce rôle. Dans le cours de la réflexion collective, ils repèrent la manière dont ils s’accordent ou se désaccordent et peuvent se coordonner, par exemple pour approfondir ensemble certains aspects dans l’analyse ou pour adapter les processus de travail, d’une étape à l’autre.
- Des processus de co-créativité: ceux-ci se manifestent à mesure que les participants investissent un espace de liberté pour imaginer, produire de nouvelles réflexions et perspectives, en mobilisant différentes formes d’expression (verbalisation d’hypothèses de compréhension, partage d’images, de métaphores, co-construction de schémas, réalisation de mise en scène utilisant le corps, etc.). Dans cet espace, avec la confiance développée et des énergies de stimulation mutuelle, ils ouvrent de nouvelles possibilités en faisant des associations sur ce qui a été exprimé par d’autres, en combinant ou renversant les points de vue en mettant en perspective les cadres de référence, en alternant pensées divergente et convergente au sein du groupe.
Ces dynamiques d’intelligence collective sont en lien étroit avec la compétence réflexive. À mesure que les participants la développent, ils sont capables de se concevoir comme sujet analysant et d’en faire un objet d’analyse afin d’élaborer un recul, une distance « méta » correspondant à un saut qualitatif. La réflexivité est source de prises de conscience essentielles qui permettent d’enrichir et de renouveler l’appréhension de son environnement et de ses pratiques. Elle peut porter sur plusieurs « objets », notamment : les analyses produites, les logiques de représentation, d’action et d’apprentissage, les cadres de référence privilégiée, les processus de travail et les relations vécues dans le groupe, les principes et les objectifs de l’APP. L’animation peut jouer un rôle important pour activer les possibilités de réflexivité présentes dans le groupe. Des moments dédiés à une prise de recul, des tâches réflexives, des temps « méta » et de bilan y contribuent de manière significative.
Les dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité se soutiennent mutuellement. Selon mon expérience, elles se développent progressivement, dans un apprentissage au fil du temps, et requièrent une relative intensité de travail, avec des séances d’une durée d’au moins trois heures idéalement. Elles ne se déploient pas de manière programmée, mais peuvent être favorisées par un accompagnement sur-mesure, selon les potentialités présentes.”
