Marc Thiébaud et Yann Vacher

Nous proposons une définition de l’intelligence collective dans les groupes restreints qui met l’accent sur des dynamiques favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent l’apport de chacun.

Les éléments ci-après sont extraits pour une part de textes parus dans un numéro spécial de la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles
(voir : Thiébaud, M. et Vacher, Y. (coord.) (2018). Dynamiques d’intelligence collective au sein des groupes d’APP.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, 101 pages. http://www.analysedepratique.org/?p=3038.)

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Nous abordons la question de la définition de l’intelligence collective (IC) en nous intéressant spécifiquement aux groupes dits restreints. Ceux-ci sont caractérisés, selon Anzieu et Martin (1990), par leur petite taille (entre 4 et 15 personnes environ), un degré d’organisation interne élevé, des buts définis et clarifiés au sein du groupe ainsi que par la présence de riches relations humaines.

Plusieurs définitions de l’IC existent, qui mettent l’accent sur certains processus plutôt que d’autres (processus relationnels, cognitifs, informationnels, émotionnels, organisationnels, techniques, etc.). Elles se rejoignent cependant pour la plupart sur deux points clés :

Si l’intelligence collective est faite d’intelligences individuelles, elle est davantage que la combinaison ou l’addition de celles-ci (le tout est plus que la somme des parties, en terme systémique) ;
Elle correspond à une émergence d’un « plus » lié aux interactions entre les individus participant au collectif.

Ceci nous permet de préciser les propos de Bonabeau et Theraulaz (1995) qui écrivent : « on parle métaphoriquement « d’intelligence » collective lorsqu’un groupe social peut résoudre un problème dans un cas où un agent isolé en serait incapable ». Ainsi, selon Mack (1997), l’intelligence collective est de manière générale « une capacité qui, par la combinaison et la mise en interaction de connaissances, idées, opinions, questionnements, doutes de plusieurs personnes, génère de la valeur (ou une performance ou un résultat) supérieure à ce qui serait obtenu par la simple addition des contributions (connaissances, idées, etc.) de chaque individu ».

Pour Olfa Zaïbet (2007) qui a étudié les équipes de travail, l’intelligence collective peut être définie comme un « ensemble des capacités de compréhension, de réflexion, de décision et d’action d’un collectif de travail restreint issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation donnée présente ou à venir ».

Pour Ribette (2005), dans une perspective systémique, c’est « une émergence culturelle, organisationnelle due au développement entre les individus de relations de communication ».

Pierre Lévy (1994) la définit quant à lui ainsi : « C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences. Le fondement et le but de l’intelligence collective sont la reconnaissance et l’enrichissement mutuels des personnes ».

À partir de ces éléments, nous pouvons poser comme base que

développer l’intelligence collective signifie valoriser des dynamiques ainsi qu’une capacité de dialogue et de co-construction favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent l’apport de chacun. Dans cette perspective, ce qui nous intéresse c’est donc de comprendre quelles dynamiques sont à l’œuvre lorsque cette émergence se manifeste.

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Complément extrait de :

Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2018). Explorer les dynamiques d’intelligence collective en APP favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent les apports individuels. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 4-17. https://www.analysedepratique.org/?p=3042.

« Le tout ne peut pas être réduit à la somme de ses parties dans un système complexe car cela reviendrait à occulter les interactions multiples et variées qui le parcourent. »

Robin Fortin

“Le terme « intelligence » est utilisé habituellement pour décrire une capacité individuelle à comprendre, apprendre, résoudre des problèmes, planifier des actions ; et pour, selon Atlee (2003), « répondre de manière créative et pertinente à des circonstances variées et variables ». L’intelligence collective quant à elle est devenue une notion de plus en plus employée pour valoriser la coopération et signifier qu’un collectif peut être plus intelligent qu’un individu (à l’inverse de la bêtise collective qui peut émerger d’un groupe d’individus intelligents !). Elle peut recouvrir cependant de nombreux aspects différents et elle reste difficile à cerner.

Ainsi, elle est utilisée déjà pour parler d’une « intelligence en essaim » (voir Noubel, 2007) : les insectes sont capables, à partir de la seule interaction d’un grand nombre d’individus, de faire émerger un collectif intelligent, c’est-à-dire adaptable et en symbiose avec son environnement. Atlee (2003) évoque des intelligences collectives à différents niveaux (petit groupe, grand groupe, réseau, organisation, institution, société) qui présentent à chaque fois des propriétés systémiques (en termes de relations, de culture, de champs d’énergie, etc.). Il spécifie par ailleurs la notion d’intelligence collaborative (une forme particulière d’intelligence collective) qui apparaît au sein de petits groupes qui visent le développement d’une qualité de communication et dans lesquels pour cela tous les membres sont simultanément en relation.

Divers auteurs se sont aussi intéressés à l’intelligence collective comme levier de performance. Zara (2008) s’inscrit ainsi dans une optique de gestion quand il parle d’entreprise intelligente et de caractéristiques culturelles, technologiques et de gouvernance susceptibles de favoriser l’apprentissage collectif au service d’une organisation dite compétitive. Des chercheurs ont porté leur attention sur les équipes de travail intelligentes. Ils ont souvent mis l’accent, dans une perspective psychosociologique, sur les processus collectifs permettant de faire face à une situation donnée (résolution de problème, prise de décision). Woolley, Aggarwal & Malone (2015) ont étudié les facteurs d’intelligence collective et ont mis en évidence que la sensibilité sociale (ou relationnelle) des membres du groupe et l’égalité de répartition de la parole entre eux sont les plus déterminants (et non la cohésion, la motivation ou la satisfaction vécue). Zaibet Greselle (2007) quant à elle distingue différents processus en lien avec l’intelligence collective selon trois dimensions : a) cognitive (compréhensions, représentations, langage, mémoire, savoirs, réflexions, décisions collectives, b) relationnelle (collaboration, autonomie, synergies et antagonismes, confiance) et c) systémique (système d’interactions collectives).

Au-delà de leurs spécificités, ces travaux présentent plusieurs points communs. J’en ai retenu cinq dans le cadre de mon étude :

  • Ils font la distinction entre a) une intelligence individuelle (stimulation chez une personne due au travail collectif) ; b) intelligence collectée (partagée au sein du collectif, mais caractérisée par la simple somme des apports individuels, à l’image d’un puzzle ; voir Atlee, 2003 et Dilts, 2016) ; c) intelligence collective (qui correspond à davantage que la somme des intelligences individuelles dans la mesure où elle se développe à partir de leurs interactions et de leurs synergies qui produisent du neuf) : la nature de ces interactions entre les personnes fait ici la différence (voir l’analogie d’une équipe sportive qui performe davantage, bien que ses joueurs individuellement sont moins compétents). Les trois types d’intelligence peuvent être mobilisés dans une même séance de groupe.
  • Ils mettent l’accent sur l’idée d’une émergence en lien avec la complexité (laquelle confronte les individus aux limites de leur intelligence propre) ; il y a quelque chose de de non connu initialement, qui émerge, un résultat inattendu, un dépassement, issu du travail en synergie, qui permet d’actualiser des potentialités (comme l’hydrogène et l’oxygène qui se transforment en eau) ; quelque chose de visible, partagé dans le collectif.
  • Ils considèrent que l’intelligence collective revêt de multiples formes : pratique, rationnelle, intuitive, corporelle, interpersonnelle, émotionnelle, motivationnelle, etc. ; elle n’est pas juste cognitive, elle peut être de plusieurs types, à l’image des intelligences multiples postulées par Gardner (1997) au niveau d’un individu.
  • Ils appréhendent l’intelligence collective comme un ensemble de processus en interaction, mobilisés de façon variable dans une situation donnée, plutôt que comme un état ou un résultat ; c’est son aspect dynamique.
  • Ils relèvent des facteurs qui peuvent faciliter le développement de l’intelligence collective (objectifs et langage communs par exemple) ou à l’inverse freiner celui-ci (grande taille du groupe qui empêche la mise en lien, compétition entre ses membres, etc.).

Ces cinq caractéristiques mettent en évidence la complexité de l’intelligence collective et les difficultés rencontrées pour l’étudier, voire la mesurer. Les chercheurs soulignent notamment le fait que la portée de leurs travaux reste limitée aux caractéristiques des collectifs qu’ils ont étudiés et de leur contexte.”

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Complément extrait de :

Vacher, Y. (2018). Dynamiques d’interaction et intelligence collective en APP : un regard sur la communication. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 51-74. https://www.analysedepratique.org/?p=3046.

“J’avais proposé la formule « 1+1=3 » pour caractériser la plus-value, en termes d’augmentation des capacités d’analyse des participants, rendue possible par la dynamique du groupe.

Cette égalité traduisait le dépassement de la « simple » mutualisation (1+1=2) des analyses des différents participants et la présence d’activités de co-construction qui pourraient hypothétiquement être des « témoins », des « balises » de l’IC ou du cheminement vers elle.

Dans l’égalité « 1+1=3 » évoquée , le signe « + » traduit ce qui se joue entre les différents membres du groupe. Cela renvoie aussi bien aux interactions observables au travers de la communication qui se déploie dans le groupe qu’à des activités cognitives individuelles (réaction, réflexion et exploitation du contenu des interactions). Ces activités individuelles et collectives apparaissent potentiellement, dans le cas de cette égalité, à la base de deux plus-values pour les participants. En premier lieu, ces interactions, et les activités cognitives individuelles qui se développent, sont susceptibles de favoriser un approfondissement de l’analyse de la situation présentée lors de la séance. En second lieu, l’enrichissement des interactions (forme, registre, quantité, objet…) offre une matière riche à la réflexivité de chacun des participants.  Une phase méta du dispositif (voir Vacher, 2014) peut permettre de stimuler cette réflexivité en offrant à tous la possibilité de verbaliser, prendre conscience, interroger, formaliser les cadres d’analyse mobilisés, leur fondement, les effets sur chacun des dynamiques de la séance et ce notamment en écoutant les prises de parole d’autrui lors de cette phase.

Dans un témoignage, une participante évoque une impression de teneur particulière de ce « plus » (« aller plus loin avec le groupe ») qui serait lié au collectif (« le groupe ») et exprimé à travers la préposition « avec ». Cette impression pourrait correspondre à la définition du processus de co-construction proposée dans l’article cité précédemment (Vacher, 2018) : « les apports de tous les participants conduisent à ce qu’individuellement et collectivement les analyses réalisées par chacun soient inédites, en ce sens qu’elles sont le fruit des interactions singulières et imprévisibles des membres du groupe ». Il est alors potentiellement possible pour les participants de « construire ensemble ce qu’aucun des apprenants ne savait initialement » et n’était en capacité de penser ou faire seul (Vacher, 2018, p.7).”

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