Marc Thiébaud
Dans une perspective d’intelligence collective, une attention est portée notamment sur la mobilisation de processus synergiques et sur des phénomènes d’émergence qui permettent d’aller au-delà d’un simple assemblage d’apports individuels. Cette émergence d’inédit concerne se situe à la fois au niveau des contenus travaillés et au niveau des modalités et processus mis en œuvre dans le collectif.
Plusieurs dynamiques sont susceptibles de favoriser le déploiement de l’intelligence collectif. J’en ai observé 10 qui sont particulièrement productives (voir ci-dessous et Thiébaud, 2018).
Ensemble, elles peuvent être considérées comme une tresse à différents brins. Elles sont en lien l’une avec l’autre, ce qui a pour effet qu’elles se nourrissent mutuellement. Chaque brin n’est pas nécessairement présent ou également développé selon les moments. Pour reprendre l’image de la tresse, à mesure que chaque brin ou dynamique se renforce, leur faisceau devient de plus en plus consistant et l’intelligence collective en est favorisée.
Ce développement se réalise progressivement, dans un apprentissage au fil du temps, et requiert une relative intensité et fréquence de travail. Il ne peut pas être programmé, mais il peut être facilité par un accompagnement sur-mesure, selon les potentialités présentes.
Dix dynamiques d’intelligence collective
- Développement d’un sens collectif : cette dynamique concerne la compréhension développée par les membres du groupe par rapport à la démarche collective mise en œuvre et par rapport aux objectifs poursuivis (de manière globale et en lien avec les différentes étapes du travail). Le sens se construit avec la participation de chacun et peut évoluer au fil du temps. L’intention commune élaborée est une direction de travail plutôt qu’une destination précise. Cela ne veut pas dire pas que l’on ne sait pas où on va, mais qu’il y a place pour de l’émergence. Au fur et à mesure que l’on se rejoint dans la vision de ce que l’on fait ensemble, se construit un tissu commun, une culture de groupe.
- Co-élaboration de focus de travail : elle procède par le partage et le développement des représentations dans le groupe en lien avec le focus de réflexion, qui aide les participants à trouver leur diapason (comme un « objet-lien en circulation » pour reprendre les termes de Jean-François Noubel). Les personnes se concertent sur l’objet de travail (qui peut évoluer au fil de la séance). Parfois, la concertation peut porter aussi sur l’amplitude de la réflexion menée ou sur des priorités parmi plusieurs objets d’analyse.
- Présence, ouverture, implication de chacun·e : elles se manifestent entre autres par le partage des émotions vécues et une disponibilité à se questionner et à apprendre et nécessitent à la fois confiance et reconnaissance mutuelles et accueil des besoins, doutes, interrogations de chacun au sein du collectif.
- Reliance et interconnexions dans le collectif : cette dynamique se fonde sur des processus d’empathie et de compréhension réciproque et des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif et cognitif. Les participants prennent en compte ce qui a été dit et ce qui fait écho pour eux, ils rebondissent, approfondissent et mettent en lien différents éclairages. Ils nourrissent leur réflexion à la fois des similitudes et des différences perçues, des décalages, des surprises, des éléments de controverse, en étant ouverts à ce qui peut en émerger. Le travail se construit collectivement par assemblage et transformation progressive de toutes les représentations et réflexions mises en commun.
- Conscience collective : elle est liée à la manière dont les membres du groupe observent ce qui émerge au sein du collectif et fonctionnent de plus en plus en conscience du « nous ». Cela implique qu’ils développent, au-delà du sentiment d’appartenance, une capacité à percevoir ce qui se passe au niveau de l’ensemble du collectif.
- Régulations concertées : elles relèvent d’une compétence du collectif à conscientiser et ajuster son propre fonctionnement et ses modes de communication en continu. Les participants peuvent, selon besoin, questionner ou clarifier les processus en cours sans que l’animateur doive assurer seul ce rôle. Dans le cours de la réflexion collective, ils repèrent la manière dont ils s’accordent ou se désaccordent et peuvent s’ajuster, par exemple pour approfondir ensemble certains aspects travaillés ou pour adapter les processus de travail, d’une étape à l’autre.
- Processus de co-créativité : ceux-ci se manifestent à mesure que les participants investissent un espace de liberté pour imaginer, produire de nouvelles réflexions et perspectives, en mobilisant différentes formes (expression verbale, par images, par schémas, par le corps, avec des objets, etc.). Dans cet espace, avec la confiance développée et des énergies de stimulation mutuelle, ils ouvrent de nouvelles possibilités en faisant des associations sur ce qui a été exprimé par d’autres, en combinant ou renversant les points de vue en mettant en perspective les cadres de référence, en alternant pensées divergente et convergente au sein du collectif.
- Accueil de la complexité présente au sein du collectif : cette dynamique concerne la complexité au niveau de ce qui se vit tant en ce qui concerne les processus collectifs, les contenus des échanges et l’émergence d’inédit. Elle a trait à la manière dont le collectif a la capacité de faire vivre une pensée ouverte, en mouvement, acceptant et explorant les ambiguïtés, la pluralité des points de vue, l’imprévu, l’incertain, les surprises durant les échanges, donnant de la place à ce qui n’est pas pré structuré, mais en devenir, en transformation. Cette capacité se manifeste notamment lorsque le collectif est ouvert à :
– élargir les perceptions individuelles et à les partager collectivement, dans une approche systémique, dialectique (pour reprendre les termes de Edgar Morin)
– valoriser la suspension du jugement, l’identification et la reconnaissance de différents niveaux, perspectives, angles de vue, avec la mise en évidence des interactions multiples et… le fait que d’autres lectures possibles peuvent toujours émerger…
– faire coexister toutes les lectures possibles et effectuer des clarifications / explicitations utiles pour rester en communication, en connexion
– mettre en lien ces lectures, par du tissage (selon le terme utilisé par Jean-Louis Lemoigne) entre tout ce qui apparaît au niveau de la conscience par une activité menée progressivement, avec le temps (sans que cela ne soit forcé ou précipité) pour en laisser émerger éventuellement de nouveaux sens - Inclusion : cette dynamique renvoie à la notion de constitution du collectif, à ce qui permet à chaque individu de se sentir faire partie du collectif, et aux processus mobilisés pour que tous les individus puissent être et se sentir inclus, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils vivent, quel que soit le registre préférentiel dans lequel ils s’expriment. Les processus d’inclusion sont nourris par des partages sur le plan émotionnel et par de la reconnaissance mutuelle (au sens fort de se connaître et reconnaître dans l’être propre de chacun·e. Cela implique de s’accorder du temps pour que ces processus puissent se déployer et que tous les participants puissent percevoir et reconnaître la place de chaque individu dans le travail collectif et dans la complémentarité qui est constitutive aussi du collectif.
- Structuration souple, évolutive, à la fois contenante et donnant de la liberté : cette dynamique concerne l’organisation et les méthodes de travail mobilisées dans le collectif. Elle présente un caractère assez paradoxal dans la mesure où l’intelligence collective apparaît ainsi favorisée par une structure, un cadre, un déroulement qui sont à la fois contenants, donnant sécurité et clarté pour l’activité collective, et également flexibles, organiques, vivants, donnant aux de la liberté pour la co créativité et l’émergence de l’inédit. Dans la mesure où la structure donne des repères, sans tracer un chemin définitif à l’avance et qu’elle évolue dans le temps, elle est à considérer dans une perspective dynamique. Le collectif ajuste en permanence les modalités de travail dans une alternance de convergences et de divergences, de précision et d’indécision, d’ordre et de désordre etc. (pour reprendre l’optique dialectique). Il apprend peu à peu à être à l’aise et à « jouer » avec différentes manières de procéder, différentes étapes et méthodes.
La connaissance de ces dynamiques aide à aiguiser l’attention aux potentialités présentes et à faciliter leur actualisation… ou à tout le moins à ne pas l’empêcher. Il importe cependant de rester conscients de leur caractère non programmable et de reconnaitre la complexité des processus d’émergence en jeu. L’intelligence collective permet de créer du neuf. Son développement suppose de faire confiance à ce qui émerge, à la capacité du collectif à être créatif et à se renouveler.
En résumé
Dix dynamiques peuvent se développer, en complémentarité, pour favoriser l’intelligence collective. Le tableau ci-après les présente de manière résumée avec les correspondances qui peuvent être faites avec les dimensions de la coopération étudiées par Thiébaud et Bichsel (2015).
Dynamiques d’IC | Dimensions principales de coopération concernées |
Développement d’un sens collectif | Sens partagé |
Co-élaboration de focus de travail | Organisation Production |
Présence, ouverture, questionnement, implication de chacun·e | Implication des individus |
Reliance et interconnexions dans le collectif | Relations de groupe |
Conscience collective | Relations de groupe |
Régulations concertées | Méta (réflexivité et régulation) |
Processus de co-créativité | Production |
Appréhension de la complexité présente au sein du collectif | Production Sens partagé |
Inclusion | Relations de groupe Implication des individus |
Structuration souple, évolutive, à la fois contenante et donnant de la liberté | Organisation |
Références citées
Thiébaud, M. (2018). Intelligence collective et analyse de pratiques en groupe : six dynamiques mobilisées. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 18-38. https://www.analysedepratique.org/?p=3048.
Thiébaud, M. et Bichsel, J. (2015). Faciliter la coopération au sein de groupes et d’équipes professionnelles. Communication présentée à la Biennale de l’éducation au CNAM à Paris. http://www.cooperer.org/wp-content/uploads/faciliter-cooperation-thiebaud-bichsel.pdf.