Marc Thiébaud

Dans une perspective d’intelligence collective, une attention est portée notamment sur la mobilisation de processus synergiques et sur des phénomènes d’émergence qui permettent d’aller au-delà d’un simple assemblage d’apports individuels. Cette émergence d’inédit se situe à la fois au niveau des contenus travaillés et au niveau des modalités et processus de coopération mis en œuvre dans le collectif.

Plusieurs dynamiques sont susceptibles de favoriser le déploiement de l’intelligence collective.

J’en ai observé 10 qui sont particulièrement productives (six d’entre elles ont été détaillées dans Thiébaud, 2018). Ensemble, elles peuvent être considérées comme une tresse à différents brins. Elles sont en lien l’une avec l’autre, ce qui a pour effet qu’elles se nourrissent mutuellement. Chaque brin n’est pas nécessairement présent ou également développé selon les moments. Pour reprendre l’image de la tresse, à mesure que chaque brin ou dynamique se renforce, leur faisceau devient de plus en plus consistant et l’intelligence collective en est favorisée.

Ce développement se réalise progressivement, dans un apprentissage au fil du temps, et requiert une relative intensité et fréquence de travail. Il ne peut pas être programmé, mais il peut être facilité par un accompagnement sur-mesure, selon les potentialités présentes.

 

Dix dynamiques d’intelligence collective

  1. Développement d’un sens collectif : cette dynamique concerne la compréhension développée par les membres du groupe par rapport à la démarche collective mise en œuvre et par rapport aux objectifs poursuivis (de manière globale et en lien avec les différentes étapes du travail). Le sens se construit avec la participation de chacun et peut évoluer au fil du temps. L’intention commune élaborée est une direction de travail plutôt qu’une destination précise. Cela ne veut pas dire pas que l’on ne sait pas où on va, mais qu’il y a place pour de l’émergence. Au fur et à mesure que l’on se rejoint dans la vision de ce que l’on fait ensemble, se construit un tissu commun, une culture de groupe.
  2.  

  3. Co-élaboration de focus de travail : elle procède par le partage et le développement des représentations dans le groupe en lien avec le focus de réflexion, qui aide les participants à trouver leur diapason (comme un « objet-lien en circulation » pour reprendre les termes de Jean-François Noubel, 2007). Les personnes se concertent sur l’objet de travail (qui peut évoluer au fil de la séance). Parfois, cette concertation peut porter aussi sur l’amplitude de la réflexion menée ou sur des priorités parmi plusieurs objets d’analyse.
  4.  

  5. Présence, ouverture, implication de chacun·e : elles se manifestent entre autres par le partage des émotions vécues et une disponibilité à se questionner et à apprendre; elles nécessitent une confiance et une  reconnaissance mutuelles ainsi qu’un accueil des besoins, doutes, interrogations de chacun au sein du collectif.
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  7. Reliance et interconnexions dans le collectif : cette dynamique se fonde sur des processus d’empathie et de compréhension réciproque et des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif et cognitif. Les participants prennent en compte ce qui a été dit et ce qui fait écho pour eux, ils rebondissent, approfondissent et mettent en lien différents éclairages. Ils nourrissent leur réflexion à la fois des similitudes et des différences perçues, des décalages, des surprises, des éléments de controverse, en étant ouverts à ce qui peut en émerger. Le travail se construit collectivement par assemblage et transformation progressive de toutes les représentations et réflexions mises en commun.
  8.  

  9. Conscience collective : elle est liée à la manière dont les membres du groupe observent ce qui émerge au sein du collectif et fonctionnent de plus en plus en conscience du « nous ». Cela implique qu’ils développent, au-delà du sentiment d’appartenance, une capacité à percevoir ce qui se passe au niveau de l’ensemble du collectif.
  10.  

  11. Régulations concertées : elles relèvent d’une compétence du collectif à conscientiser et ajuster son propre fonctionnement et ses modes de communication en continu. Les membres du collectif peuvent, selon besoin, questionner ou clarifier les processus en cours sans qu’une personnes doive assurer seule ce rôle de facilitation. Dans le cours de la réflexion collective, ils repèrent la manière dont ils s’accordent ou se désaccordent et peuvent s’ajuster, par exemple pour approfondir ensemble certains aspects travaillés ou pour adapter les processus de travail, d’une étape à l’autre.
  12.  

  13. Processus de co-créativité : ceux-ci se manifestent à mesure que les membres du collectif investissent un espace de liberté pour imaginer, produire de nouvelles réflexions et perspectives, en mobilisant différentes formes (expression verbale, par images, par schémas, par le corps, avec des objets, etc.). Dans cet espace, avec la confiance développée et des énergies de stimulation mutuelle, ils ouvrent de nouvelles possibilités en faisant des associations sur ce qui a été exprimé par d’autres, en combinant ou renversant les points de vue, en mettant en perspective les cadres de référence, en alternant pensées divergente et convergente au sein du collectif.
  14.  

  15. Accueil de la complexité présente au sein du collectif : cette dynamique concerne la complexité au niveau de ce qui se vit tant en ce qui concerne les processus collectifs, les contenus des échanges et l’émergence d’inédit. Elle a trait à la manière dont le collectif a la capacité de faire vivre une pensée ouverte, en mouvement, acceptant et explorant les ambiguïtés, la pluralité des points de vue, l’imprévu, l’incertain, les surprises durant les échanges, donnant de la place à ce qui n’est pas pré structuré, mais en devenir, en transformation. Cette capacité se manifeste notamment lorsque le collectif est ouvert à :
    – élargir les perceptions individuelles et à les partager collectivement, dans une approche systémique, dialogique (pour reprendre les termes de Edgar Morin) ;
    – valoriser la suspension du jugement, l’identification et la reconnaissance de différents niveaux, perspectives, angles de vue, avec la mise en évidence des interactions multiples et… le fait que d’autres lectures possibles peuvent toujours émerger ;
    – faire coexister toutes les lectures possibles et effectuer des clarifications / explicitations utiles pour rester en communication, en connexion ;
    – mettre en lien ces lectures, par du tissage (le sens même de la complexité, selon Jean-Louis Lemoigne) entre tout ce qui apparaît à la conscience par une activité menée progressivement, avec le temps (sans que cela ne soit forcé ou précipité) pour en laisser émerger éventuellement de nouveaux sens.
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  17. Inclusion : cette dynamique renvoie à la constitution du collectif, à ce qui permet à chaque individu de se sentir faire partie du collectif, et aux processus mobilisés pour que tous les individus puissent être et se sentir inclus, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils vivent, quel que soit le registre préférentiel dans lequel ils s’expriment. Les processus d’inclusion sont nourris par des partages sur le plan émotionnel et par de la reconnaissance mutuelle (au sens fort de se connaître et reconnaître dans l’être propre de chacun·e. Cela implique de s’accorder du temps pour que ces processus puissent se déployer et que tous les membres du collectif puissent percevoir et reconnaître la place de chaque individu et dans la complémentarité qui est constitutive aussi du collectif.
  18.  

  19. Structuration souple, évolutive, à la fois contenante et donnant de la liberté : cette dynamique concerne l’organisation et les méthodes de travail mobilisées dans le collectif. Elle présente un caractère assez paradoxal dans la mesure où l’intelligence collective apparaît ainsi favorisée par une structure, un cadre, un déroulement qui sont à la fois contenants, donnant sécurité et clarté pour l’activité collective, tout en étant également flexibles, organiques, vivants, offrant de la liberté pour la co créativité et l’émergence de l’inédit. Dans la mesure où la structure donne des repères, sans tracer un chemin défini à l’avance et qu’elle évolue dans le temps, elle est à considérer dans une perspective dynamique. Le collectif ajuste en permanence les modalités de travail dans une alternance de convergences et de divergences, de précision et d’indécision, d’ordre et de désordre, etc. Il apprend peu à peu à être à l’aise et à « jouer » avec différentes manières de procéder.

La connaissance de ces dynamiques aide à aiguiser l’attention aux potentialités présentes et à faciliter leur actualisation… ou à tout le moins à ne pas l’empêcher. Il importe cependant de rester conscient de leur caractère non programmable et de reconnaitre la complexité des processus d’émergence en jeu. L’intelligence collective permet de créer du neuf. Son développement suppose de faire confiance à ce qui émerge, à la capacité du collectif à être créatif et à se renouveler dans l’incertitude.

 

En résumé

Dix dynamiques peuvent se développer, en complémentarité, pour favoriser l’intelligence collective. Le tableau ci-après les présente de manière résumée, avec les correspondances qui peuvent être faites avec les dimensions de la coopération étudiées par Thiébaud et Bichsel (2015).

 

Dynamiques d’IC Dimensions principales de coopération concernées
Développement d’un sens collectif Sens partagé
Co-élaboration de focus de travail Organisation
Production
Présence, ouverture, questionnement, implication de chacun·e Implication et intégration des individus
Reliance et interconnexions dans le collectif Relations collectives
Conscience collective Relations collectives
Régulations concertées  Métaréflexion (réflexivité et régulation)
Processus de co-créativité Production
Appréhension de la complexité présente au sein du collectif Production
Sens partagé
Transformation dans le temps
Inclusion Relations collectives
Implication et intégration des individus
Structuration souple, évolutive, à la fois contenante et donnant de la liberté Organisation

 

 

Références citées

Noubel, J.-F. (2007). Intelligence collective, la révolution invisible. TheTransitioner. 44 pages. https://www.cooperer.org/wp-content/uploads/Intelligence_Collective_Revolution_Invisible_JFNoubel.pdf

Thiébaud, M. (2018). Intelligence collective et analyse de pratiques en groupe : six dynamiques mobilisées. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 18-38. https://www.analysedepratique.org/?p=3048.

Thiébaud, M. et Bichsel, J. (2015). Faciliter la coopération au sein de groupes et d’équipes professionnelles. Communication présentée à la Biennale de l’éducation au CNAM à Paris. http://www.cooperer.org/wp-content/uploads/faciliter-cooperation-thiebaud-bichsel.pdf.

 

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